Gilles Dufrenot : « Nous devons tous nous poser la question de comment la science, et notamment l’ingénierie, doit s’accorder avec nos choix sociaux »

Un cycle de conférences sur le thème « Valeurs et soutenabilités » à destination des étudiants en 3e année de cursus ingénieur a été organisé fin février par Renaud Bourlès et Guillaume Quiquerez, tous deux enseignants-chercheurs en Économie à Centrale Méditerranée.
prof Gilles

Ces conférences sont venues nourrir les questionnements et la formation des élèves ingénieurs. "La notion de création de valeur est au centre des métiers de l'ingénieur et plus généralement des décisions d’entreprises et d’États, expliquent Renaud Bourlès et Guillaume Quiquerez. Or, si l'ingénieur participe à la création de valeur économique, il ne peut s'abstraire des problématiques environnementales et sociales et des multiples formes de valorisation qui les traversent. D'où ces questions que le cycle de conférences avait pour but de partager en variant les échelles : qu'est-ce qui compte ? Comment compter ? Doit-on tout compter ? Comment partager ce qui compte ?"

Parmi les conférenciers, Gilles Dufrenot, enseignant-chercheur en économie du développement et de la croissance à Sciences Po Aix, a présenté une conférence intitulée « Comment mesurer la création de valeur d'une économie ?». Il a accepté de répondre à quelques questions sur le concept de richesse.

 

Qu’est-ce que la valeur d’une économie ? Comment mesurer la richesse produite par un pays ?

Il s’agit d’une question qui préoccupe les économistes depuis longtemps : comment mesurer tout ce qui est produit par les entreprises, par les ménages, par l’État. Un des concepts qui a émergé historiquement, c’est le PIB qui a été mis au point dans les années 30.

C’est une notion d’économie pure dans laquelle on a fini par ajouter des éléments plus normatifs de justice sociale, d’écologie pour que la notion de richesse soit la plus globale possible. Progressivement, les économistes se sont aperçus que, derrière le concept de richesse, il pouvait y avoir le concept de bien-être.

Ainsi, à partir d’un certain niveau de vie, la richesse doit être évaluée de manière un peu plus subjective, on peut y intégrer des notions comme « Est-ce que le niveau de vie aujourd’hui nous permet d’utiliser des ressources sans détériorer le niveau de vie et les besoins des générations qui vont venir ? » Ainsi, le concept de richesse est venu s’enrichir d’autres notions comme le capital physique, naturel, les questions écologiques, la préservation du climat.

La richesse devient encore plus globale quand on prend en compte qu’une économie qui est riche permet à tous d’accéder aux biens premiers (santé, éducation, qualité de l’air…).
 

 

Vous parlez de subjectivité, quels sont justement les outils à disposition pour mesurer la richesse dans sa globalité ?

En tant qu’économistes, nous devons prendre en compte des éléments mesurables pour garder une certaine objectivité. Pour aller au-delà du PIB, il faut comprendre que les générations à venir vont avoir besoin de vivre autrement et que nous devons leur laisser des ressources pour le faire.

Pour évaluer ces ressources, on peut utiliser l’indicateur IWI (International Wealth Index – « Indicateur de richesse inclusive » en français) qui consiste à inclure toutes les richesses liées au capital naturel. Cela nécessite d’inventorier les forêts, le stock de poissons, les surfaces agricoles utiles par exemple. Non seulement on inventorie ce que l’on a, mais aussi les dommages que l’on cause avec des activités humaines, notamment les déforestations, la production de CO². Autant de choses qui ont des conséquences sur le bien-être, sur la santé des populations.

Cela nous permet d’avoir des mesures objectives. Le caractère subjectif vient du fait qu’on est obligé de se donner des critères normatifs pour dire voilà ce que l’on inclut ou non dans la mesure.

Dernière chose, auparavant, pour mesurer la pauvreté, on utilisait exclusivement des concepts monétaires au niveau mondial pour comptabiliser les personnes qui gagnent moins de deux dollars par jour ou ceux qui, au niveau d’un pays, gagnent moins que le salaire médian. Depuis, les économistes ont compris qu’il fallait prendre en compte une dimension liée aux discriminations, notamment dans le fait que les personnes les plus pauvres n’ont pas voix au chapitre.

Des enquêtes ont été menées et ont permis de dire voilà ce que disent les personnes les plus pauvres de notre monde, voilà ce dont elles manquent. Il y a des dimensions très subjectives : le fait d’être dépossédé de son pouvoir, la démotivation, la maltraitance institutionnelle. Ce sont des indicateurs un peu plus fins qui ont pour objectif d’orienter les politiques publiques quand il s’agit de redistribuer la richesse. Finalement, quand nous parlons de justice environnementale ou sociale, cela nous pousse à dire comment nous concevons le fonctionnement de la société.

 

Le travail d’économiste c’est de faire dialoguer toutes ces mesures. Or, il existe toujours une surreprésentation de l’indicateur du PIB, pourquoi ?

Il faut se placer sur le temps long. Jusqu’au début de la Première Guerre mondiale, le monde entier, à l’exception de la Chine et de l’Inde, a vécu dans une misère terrible. Notre réalité, c’était une vie extrêmement pauvre, rythmée par les épidémies, les guerres, les effets de la nature sur la production (abondance puis famine, disette).

Les révolutions industrielles ont lieu à partir de la fin du XIXe siècle et cela transforme la manière de vivre des gens. Dès lors, le bien-être a tout de suite été assimilé au fait de donner à manger aux gens et de maintenir la production dans un pays de manière durable. Cette préoccupation a perduré jusqu’à ce que globalement les gens atteignent un niveau de vie « convenable » dans les pays développés.

La conscience de ce que nous sommes en interaction avec les écosystèmes animal et environnemental se pose dès les années 1970. Des scientifiques tirent alors la sonnette d’alarme, leurs messages sont entendus très tardivement.

Or, l’économie s’était alors émancipée des autres disciplines, elle se voyait au centre. La nature, l’environnement étaient alors vus comme des contraintes. Aujourd’hui, nous nous sommes rendu compte qu’il fallait aborder le monde de manière globalisé, qu’il fallait absolument modéliser et comprendre comment les écosystèmes interagissent.

Un équilibre doit être trouvé, car des seuils existent au-delà desquels l’écosystème ne peut plus rendre le service dont nous avons besoin. Or, cette idée de concevoir un système global en est vraiment à ses tout débuts. Les spécialistes de la géophysique et géothermie ont beaucoup aidé pour concevoir le principe d’anthropocène. C’est l’idée que nous, êtres humains, sur une temporalité relativement courte, avons une influence sur le long terme.

Nous devons accepter que l’économie ne soit plus le centre du monde. Jusqu’à présent la transdisciplinarité n’avait pas le vent en poupe. Chacun a raisonné dans son domaine, il y a un effort énorme à faire. Il nous faut faire l’effort, mais aussi trouver les outils. Nous allons vers des modèles de simulations, pour définir différents scénarios avec des paramètres clairs.

 

Quel regard portez-vous sur le Bhoutan et son bonheur intérieur brut ?

Il existe des enquêtes où les personnes interrogées peuvent dire s’ils se sentent heureux. Le bien-être c’est d’abord une affaire de ressenti. On peut avoir des pays où même si le PIB est bas, les gens peuvent se dire heureux. Le bonheur est subjectif. Il faut avoir des considérations plus objectives.

 

Pourquoi parler de ça dans une école d’ingénieurs ?

La richesse n’est pas seulement une question technique. Les ingénieurs ont beaucoup inspiré les économistes. On n’a vu dans l’économie que les aspects techniques. Or, ce n’est pas qu’une affaire de mesure c’est aussi et avant tout, une affaire de choix. Comment voulons-nous vivre ? Quels choix devons-nous faire ? Comment hiérarchiser nos lois ? Comment utiliser les techniques pour atteindre les choix sociaux que nous visons ? Dans certains pays, la science fait des progrès considérables, mais n’entraîne pas forcément des choix économiques en conséquence.

Je pense par exemple au capitalisme confucianiste. Un modèle dans lequel les ingénieurs servent à construire de la richesse compatible avec la stabilité sociale, un modèle dans lequel l’individu n’existe pas seul, mais dans une communauté. Le capitalisme européen est différent. Nous devons tous nous poser la question de comment la science, et notamment l’ingénierie, doit s’accorder avec nos choix sociaux.

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